
Si personne n’a été épargné par le séisme dévastateur du 12 janvier 2010 en Haïti, les populations et communautés vulnérables du pays en ont été les plus affectées. Devant un tel désarroi national, plusieurs voix au sein de la société civile nationale et mondiale se sont élevées pour appeler à la mise en place d’un Plan Marshall en faveur d’Haïti. Sauf que, plusieurs révélations récentes, parmi lesquelles les déclarations de l’ambassadeur de Suisse en Haïti Jean-Luc Virchaux, nous incitent à y réfléchir par deux fois. Si nous pouvons tous convenir de l’utilité de l’aide internationale dans le cadre des efforts en vue de l’éradication de la pauvreté dans le pays, ces propos ont le mérite de souligner l’urgence d’un changement de paradigme en matière de planification nationale du développement.
Pari qui n’est toutefois pas gagné d’avance. En Haïti, comme d’ailleurs dans le reste du monde, peu de sujets sont aussi tabous que celui de l’aide au développement. J’en sais quelque chose pour avoir enseigné en automne 2014 le cours de coopération internationale à l’Université de Montréal (au Canada). Comme pour les autres cours en relations internationales dont j’ai eu la charge, les étudiants avaient toutes les raisons d’être favorables à la coopération internationale. Ils viennent en majorité de pays riches, sont marqués par la culture dominante de l’« humanitaire » et se destinent souvent eux-mêmes à une carrière dans l’international. Chaque fois qu’il m’arrivait d’aborder les limites connues de la coopération internationale, j’étais littéralement fusillé de regards inquisiteurs.
Cet automne-là, le groupe auquel j’ai eu affaire gardera toutefois du cours un souvenir lancinant. De la projection du documentaire de Raoul Peck, « Assistance mortelle », ils sont sortis sonnés. Et depuis, ils n’ont pas arrêté de me poser à peu près les mêmes questions que ce documentaire a inspirées dans l’opinion nationale et internationale : comment est-ce possible ? Comment est-il possible que les coopérants internationaux aient été si incompétents à aider ce pays à se relever ? Comment est-il possible que le beau mot d’« humanitaire » ait été travesti au point de déboucher sur ce spectacle que Raoul Peck n’hésite pas à qualifier de « pornographique »?
De ce spectacle navrant, on le sait, Peck est loin d’avoir le monopole. En 2015, le livre de Ricardo Seitenfus, « L’échec de l’aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements », aurait dû provoquer dans tout pays normal l’effet d’un bulldozer traversant un champ de maïs. Loin de là. A peine quelques articles de presse élogieux, quelques commentaires dans les milieux officiels. Et puis? Retour au « business as usual »…
Cette fois, cependant, le contexte de la campagne électorale commande que toute la nation s’arrête, le temps d’écouter ce que, sans langue de bois (une fois n’est pas coutume!), le diplomate suisse a à nous dire à ce sujet. « Ni l’aide internationale ni les ONG ne font le développement d’un pays ». Parlant d’Haïti, il dresse de la coopération internationale, à l’instar de Seitenfus, un bilan peu flatteur : « Les résultats sont faibles. Sinon, Haïti ne serait pas dans sa situation aujourd’hui » (Le Nouvelliste, 29/09/2016).
Venant d’un diplomate, on peut trouver une telle attaque aussi surprenante que féroce. Pourtant, le cri qu’il lance trouve un écho international de plus en plus favorable. Dans DaidAid (Assistance mortelle),un livre abondamment cité, l’universitaire zambienne Dambisa Moyo dégainait, elle aussi, contre l’« industrie de l’aide », la qualifiant non seulement d’« inefficace », mais aussi de « maligne ».
Son constat s’appuie sur un coup d’œil rétrospectif sur l’aide à l’Afrique au cours des cinquante dernières années, période au cours de laquelle le montant de l’aide au développement transféré vers les pays africains s’élève à plus de mille milliards de dollars. À l’analyse, l’aide a échoué sur l’essentiel, c’est-à-dire dans sa vocation première qui consiste à favoriser la croissance économique et la réduction de la pauvreté. Pire, elle a aggravé la situation du continent noir.
« L’aide au développement encourage la corruption et permet à des régimes de se maintenir artificiellement. En raison des montants importants qu’elle engage, elle attise des convoitises et peut aviver des tensions ethniques, pouvant parfois conduire à la guerre civile. Sur le plan économique, l’aide nuit à la compétitivité des secteurs productifs, réduisant leur capacité à exporter. »
Et dire qu’il y a encore pire. En effet, en plus d’être nocive pour l’entrepreneuriat et de déresponsabiliser les citoyens, l’aide augmente dangereusement le fardeau de la dette nationale, liant les mains des générations futures. Elle ruine par ailleurs la démocratie : nos dirigeants passent l’essentiel de leur temps à courtiser les bailleurs, plutôt qu’à se préoccuper de ce que leurs mandants ont à leur dire.
Si donc Haïti ne pourrait s’en passer pour le moment, elle devrait aspirer à s’en méfier. Aucun des pays émergents qui ont réussi à s’en sortir ne l’a fait grâce à l’aide au développement. L’exemple le plus couramment cité de nos jours est bien sûr celui de la Chine. Si elle a pu sortir 600 millions de ses habitants de la pauvreté au cours des trente dernières années, c’est avant tout parce qu’elle a misé sur le commerce international, les investissements directs étrangers et les marchés de capitaux, et non sur l’aide au développement.
On peut difficilement ignorer ce fait, tout comme on ne peut pas rejeter les charges soulevées contre l’aide au développement au motif qu’elles viennent de personnes non qualifiées. Par exemple, née et élevée à Lusaka, en Zambie, Moyo a passé huit ans chez Goldman Sachs en tant que chef de la recherche économique et de la stratégie pour l’Afrique subsaharienne, après avoir été consultante à la Banque mondiale. Titulaire d’un doctorat en économie de l’Université d’Oxford et d’une maîtrise de la John F. Kennedy School of Government de l’Université de Harvard,elle est plus que compétente pour s’attaquer aux problèmes de l’aide au développement.
Or, ce qu’elle nous dit clairement (comme Virchaux, Peck et Seitenfus, du reste), c’est que l’assistance, telle qu’elle est délivrée au pays en développement, s’avère mortelle. Et que ces pays ne pourront s’en remettre indéfiniment qu’à leurs risques et périls. De la sorte, la question posée de manière urgente n’est pas de savoir si nos dirigeants “doivent”, mais plutôt “peuvent” dire non. Rien n’est moins sûr.
Chantale Roromme source le nouvelliste