
Le jeudi 13 avril 2017, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a voté, à l’unanimité, la Résolution 2350 qui mettait fin à la MINUSTAH installée depuis 13 ans en Haiti, et l’a remplacée par une autre mission baptisée MINUJUSTH, Mission des Nations Unies pour le Soutien de la Justice en Haiti.
Cette nouvelle a pris de court la plupart des Haitiens, aussi bien ceux qui subissaient, en silence, le poids de l’occupation, que ceux qui avaient tiré un certain bénéfice de la présence des Casques bleus, sous des formes variées. Globalement, on attendait bien la fin probable de la MINUSTAH annoncée officiellement sous forme d’engagement, pour le 15 avril 2017, à l’occasion du dernier renouvellement le 16 octobre 2016. Dans l’ensemble, par-delà le jeu de mots amusant et même frivole suscité par le titre de l’opération baptisée MINIJUPE, on s’est interrogé sur les raisons qui entourent l’initiative, les non-dits et sous-entendus, et ceux des Haitiens qui accordaient encore une certaine confiance à l’ONU et à son engagement à se retirer du pays selon un plan et un chronogramme établis avec le Gouvernement, ont exprimé déception, rage, impuissance et résignation, ce mélange d’attitudes et de sentiments caractéristiques des relations inégales dans la vie courante entre des individus et surtout dans les Relations Internationales.
On a appris, en même temps, que le Gouvernement, par la voix de son ambassadeur à l’ONU, avait constaté une convergence de vues avec l’ONU, ce qui signifie, au pire, que le projet lui avait été simplement notifié préalablement, au mieux, pour son honneur, qu’il avait fait l’objet de consultations, voire de discussions. Il ne s’agirait donc pas d’une mesure unilatérale, mais plutôt du fruit d’un consensus, quoiqu’inégal, entre une Organisation internationale et un de ses membres. Aux termes de la Constitution de 1987, la conduite de la politique étrangère du pays est de la responsabilité du Président de la République, mais sur une question qui engage la vie de la nation, il eut été normal de consulter le Parlement, au moins les deux Commissions de la Chambre et du Sénat chargées de la politique internationale, les partis politiques, les responsables du Pouvoir Judiciaire et de la Police Nationale, et des membres de la société civile. La procédure eut été une initiative nationale, au moins dans la forme, et non le fruit d’une connivence concoctée entre l’ONU et le Pouvoir Exécutif.
Avec raison, de nombreux Haitiens peuvent se sentir floués, laissés pour compte, mis devant le fait accompli.
Une tradition interventionniste
Depuis sa naissance en 1945, l’Organisation des Nations Unies a conduit pas moins de 63 opérations dites de maintien de la paix dont 47 sont terminées et 16 encore en cours, particulièrement en Afrique où elle est présente dans 10 pays.
L’histoire des initiatives déployées en Haiti remonte à 1990 lorsqu’à la demande du Gouvernement provisoire de l’époque, l’ONU a décidé d’envoyer des observateurs pour aider le pays à organiser des élections. Avec l’ONUVEH a ainsi entamé la kyrielle des noms étranges qui ont traversé l’imaginaire haitien sans laisser de trace, et cette première ne s’est pas incrustée durablement dans la mémoire collective. La seconde opération, la MICIVIH, Mission d’Observation des Nations Unies a été décidée conjointement par l’ONU et par l’OEA en février 1993; elle fut suivie de la MINUHA déclenchée en vertu de la Résolution 940 adoptée le 31 juillet 1994. Après, on a eu la MANUH, Mission d’Appui des Nations Unies en Haiti, en application de la Résolution1063, du 28 juin 1996. Après, ce sera la MITNUH, Mission de transition des Nations Unies, votée par la Résolution 1123 qui visait la professionnalisation de la Police. Puis arriva la MIPONUH, portée par la Résolution141 votée le 28 novembre 1997. La suivante, la MICAH sera issue d’une Résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU (A-54-193) votée le 11 décembre 1999 : elle visera à renforcer les résultats acquis par la précédente mission. Enfin, le 1er juin 2004 le Conseil de Sécurité vota la Résolution 1529 créant la MINUSTAH.
Ainsi, parmi les initiatives ordonnant l’envoi de missions variées par leur composition militaire et civile, et leurs objectifs, six ont été votées par le Conseil de Sécurité qui regroupe 15 membres dont 5 permanents disposant du droit de veto (Etats Unis, Royaume Uni, France, Russie, Chine) et leurs Résolutions sont contraignantes; et une par l’Assemblée Générale qui regroupe la totalité des 193 membres de l’institution mais dont les décisions ne comportent pas ce caractère coercitif. On a souvent avancé l’argument selon lequel la République d’Haiti, participant à la Conférence de San Francisco (avril-juin 1945) et signataire de la Charte des Nations Unies adoptée le 24 juin 1945, en a assumé les contraintes et, implicitement, le pouvoir du Conseil de Sécurité, organe de décision de l’ONU, et dont l’autorité est condensée dans le Chapitre VII, Action en cas de menace contre la paix, rupture de la paix et d’actes d’agression qui l’autorise à adopter toute forme d’intervention, y compris l’usage de la force. A signaler que contrairement à ce qui était prévu dans la Charte, l’Organisation ne dispose pas de Forces armées permanentes, aussi, pour chaque opération, elle doit constituer des unités militaires et policières fournies par les Etats membres dont la facture est généralement à sa charge.
La Résolution créant la MINUSTAH a été adoptée en application du Chapitre VII de la Charte. Or, la situation du pays en 2004 ne représentait aucune de ces menaces. Et il est intéressant de souligner que la représentante des Etats Unis qui n’a toutefois pas bloqué l’adoption de la Résolution, par l’usage de son droit de veto, a tenu à préciser durant le débat consacré à la création de la MINUJUSTH :
Le mandat de la MINUSTAH ne répondait pas à la réalité en Haiti car il n’y avait pas de menace de conflit ni d’accord de paix à en surveiller la mise en application.
Ce qui signifie que, sur le plan juridique, la Résolution de 2004 créant la MINUSTAH n’est pas valable, mais il n’y a aucune instance, à l’intérieur du système des Nations Unies qui permettrait à Haiti de présenter et faire valoir son point de vue dans le sens qu’elle ne méritait pas cette mise sous tutelle militaire et policière, à moins de porter la question devant la Cour Internationale de Justice, un des organes de l’ONU. Ce serait une première, mais il ne s’agit pas de se faire des illusions à ce sujet : il serait juridiquement possible mais raisonnablement hasardeux de mettre en question une décision du Conseil de Sécurité qui jouit d’un prestige et d’une autorité inégalés dans le système onusien. En outre, il faudrait aussi qu’un Gouvernement haitien ait le courage et la compétence requis pour oser une telle initiative avec une faible probabilité d’obtenir satisfaction. Une fois de plus, cet abus illustre la situation classique d’un pays face à une organisation internationale, d’autant plus que l’instabilité politique locale n’encourage pas la mansuétude et un effort de compréhension de la part de nos partenaires. Et ce sentiment est d’autant plus actif comme ingrédient de la vision des pays étrangers, particulièrement des grandes puissances, qu’Haiti est cataloguée dans la presse internationale comme étant un pays failli, un pays foutu, ce qui justifierait la prise en charge de son destin, soit par une Organisation Internationale, soit encore par un autre pays. La tragédie haitienne se retrouve dans cette équation fataliste et humiliante : elle serait incapable de se gouverner par elle-même, et elle aurait besoin de béquilles internationales. C’est la lecture que l’on peut tirer des discussions qui ont toujours entouré l’adoption des Résolutions qui réclamaient l’Intervention du Conseil de Sécurité.
Mais il faut aussi souligner que les pays du Tiers Monde actuellement membres dudit Conseil (Egypte, Sénégal, Éthiopie, pour l’Afrique, Bolivie et Uruguay pour l’Amérique Latine), n’ont pas exprimé le moindre bémol contre la résurgence de la MINUSTAH sous un autre nom.
Une vocation pour la Justice
La nouvelle opération, la MINUJUSTH, a pour principale mission la réforme de la justice haitienne. Ceci constitue un affront et un danger. D’abord, ce n’est pas la première fois qu’un pays ou une organisation internationale se présente en Haiti avec comme mandat, ou comme illusion, de réformer la justice. Plusieurs institutions internationales se sont dédiées, pendant des mois, à cette occupation sans aucun résultat sinon en produisant de volumineux rapports qui reprennent des conclusions passées, à partir de deux constats : le maintien de l’état déplorable du système judiciaire, de l’autre l’impossibilité de corriger, de l’extérieur, cette situation.
C’est un dossier sur lequel se penchent courageusement les acteurs locaux du système, magistrats, avocats, juristes, analystes et quiconque se préoccupe de l’avenir du Pouvoir Judiciaire, co-dépositaire de la souveraineté nationale solennellement proclamée depuis 1843, mais que l’on considère généralement non comme un Pouvoir authentique, indépendant des deux autres (Exécutif et Législatif), mais comme un service public. Les problèmes structurels et fonctionnels sont connus et analysés. Par nature, ils sont d’ordre national et, sans sous-estimer les potentielles analyses et suggestions étrangères, il va de soi que les réformes nécessaires sont de la responsabilité des instances locales. Or, sur la base des expériences passées, demeure le risque d’une extension des pratiques des représentants de la MINUSTAH ou d’autres instances internationales qui agissent, parfois avec arrogance, comme dans un pays conquis, avec, il faut bien le reconnaitre, la complicité de compatriotes acquis ou rendus obséquieux. Et ce n’est pas extravagant ou caricatural d’anticiper qu’en fonction de la mise en application de la MINUJUSTH, on ne rencontre dans un tribunal ou à un point quelconque de la chaine pénale, un magistrat venu d’un des pays qui aura contribué à fournir des collaborateurs parfois compétents et de bonne foi.
D’une manière générale, en écartant les risques de dérapage, on peut se demander comment la nouvelle mission pourrait-elle, en six mois, réussir à produire un programme cohérent et crédible de relève là où d’autres instances internationales ont échoué. Les promoteurs ont-ils l’intention et inscrit à leur programme de prendre contact avec les responsables du système : le Ministère de la Justice, les acteurs de la chaine pénale, le CSPJ, les Associations d’avocats, les Commissions du Parlement, les associations de Droits de l’Homme, les partis politiques. Quelles seront les limites juridiques de l’intervention des Nations Unies, par exemple au niveau normatif : préparation des lois ou même d’amendements constitutionnels, voire d’une nouvelle Constitution. Il serait maladroit et improductif de nier l’apport étranger à la réflexion en ce qui concerne ce qui devrait être entrepris pour réformer la justice, mais il est impératif de défendre la priorité de l’approche nationale de la question. Le principal mandat de cette nouvelle mission des Nations Unies est appelé à s’introduire dans les béances du système juridique haitien déjà affaibli et, au lieu d’apporter des solutions, il risque d’aggraver la situation dont les citoyens subiront les conséquences et non les artisans onusiens qui quitteront le pays avec bonne conscience, après avoir produit un Rapport de plus.
Une logique séquentielle inquiétante
Ce qui frappe dans le rappel de la succession chronologique des différentes missions envoyées dans le pays, est qu’il se dégage une préoccupation de logique séquentielle qui présente une opération comme étant la continuation naturelle et inévitable de la précédente, sa concrétisation, son amélioration. Cela justifie l’inquiétude que cette mission ne serait pas la dernière et que, le 15 avril 2018, on trouvera des raisons de renouveler ce mandat, car l’évaluation de la situation dans le pays le justifierait. Ainsi, l’intervention de l’ONU dans le pays obéirait au principe commode du renouvellement tacite. De sorte que l’implication de l’institution serait indéfinie. Ce n’est pas une vision pessimiste virtuelle mais le résultat d’une réflexion lucide.
Malgré les satisfactions enregistrées du côté de ceux qui acceptent la présence onusienne comme une fatalité ou un mal nécessaire, d’une manière générale, la MINUSTAH n’est pas bien vue dans le pays. Tout d’abord, son déploiement est une occupation déguisée et il suscite un réflexe nationaliste compréhensible. En outre, on ne voit pas très bien à quoi ont servi les sommes engagées, un demi-milliard de dollars selon les années, sinon à entretenir des troupes militaires essentiellement latino-américaines (envoyées, par le Brésil, l’Inde, le Chili, l’Uruguay, le Pérou, l’Argentine) et aussi des policiers, et les Haitiens s’étonneront en apprenant que ces derniers représentaient pas moins de 47 pays, en fonction d’un saupoudrage qui faisait cohabiter, par exemple, 5 Russes, 4 Sierra leonais, 2 Togolais, 3 Grenadiens… y tutti quanti. Question d’impliquer tous les continents dans un pays transformé en Tour de Babel.
Le salaire des représentants civils et militaires est un secret bien gardé, mais des fuites permettent de savoir qu’une partie leur est versée en Haiti, une autre sur leur compte étranger. A cela s’ajoutent de juteux per diem et surtout, pour certains, une prime supplémentaire car ces aimables Casques bleus risqueraient leur vie en venant en Haiti, alors que l’on ne rapporte pas de cas d’agression dont ils seraient victimes en 13 ans.
Par contre, on ne saurait passer sous silence les dénonciations de viols, de vol, de paternités non reconnues, et surtout le cas non résolu de l’introduction du choléra par des troupes népalaises, bien documenté par des sources haitiennes et internationales comme le Bureau des Avocats Internationaux. Il est prouvé que cette épidémie qui avait disparu des annales sanitaires du pays a occasionné près de 10.000 morts et 600.000 contaminations. Le précédent Secrétaire Général de l’ONU, Ban Ki Moon, avait bien présenté ses excuses, le 18 aout 2016, mais sans reconnaitre la responsabilité de l’institution internationale. Il s’était engagé à solliciter l’aide internationale évaluée à 400 Millions de dollars, mais jusqu’ici seulement 18 Millions ont été collectés pour l’assainissement et 132 Millions pour lutter contre l’épidémie. La population reste désemparée d’autant plus que les autorités nationales ne manifestent pas un engagement probant pour aider les victimes, en particulier au moins par la délivrance de certificats de décès.
La MINUJUSTH non encore déployée n’est pas un succédané de la précédente, mais une nouvelle mission. Il n’y a pas de petite ou de grande opération. Leur nature ne change pas, notre perception non plus, et pour le pays, pour les Haitiens soucieux du respect de leur souveraineté, il ne s’agit pas d’un degui, d’une opération d’attente de jours meilleurs. En français et en créole, un au-revoir ne signifie pas un adieu, mais la promesse de se revoir. On ne dit pas adieu à l’ONU dont on se souvient de la genèse qui soulevait des espérances alors que la meurtrière deuxième guerre mondiale n’était pas complètement achevée, et en Haiti, on apprécie les fonctions raisonnables et surtout l’efficacité des actions de quelques-unes des 11 Institutions qui forment le système avec elle et qui sont présentes et actives en Haiti.
Chronique d’un échec annoncé
Cinq Prix Nobel de la Paix : Betty Williams (1976), Adolfo Perez Esquivel (1980), Rigoberta Menchu (1992), Jody Williams (1997), Shimon Ebadi (2003) ont rendu publique une lettre adressée au nouveau Secrétaire Général de l’ONU, le portugais Antonio Gutierez par laquelle ils exigent de l’institution qu’elle paie ses dettes envers Haiti, et pas seulement les dédommagements aux victimes du choléra. Ils estiment que le bilan de la MINUSTAH est catastrophique en ce qui concerne les droits de l’homme et qu’elle a représenté un danger pour le peuple haitien. Ils concluent que la nouvelle entreprise annoncée est chargée de virtualités aussi désastreuses pour le peuple haitien.
Est-il trop tard pour renoncer ou pour changer de cap. Nous ne le croyons pas même si la bureaucratie onusienne est lourde et têtue. Mais il est souhaitable de bien analyser les implications liées au déploiement de cette nouvelle mission.
En tout cas, au nom du parti RDNP toujours soucieux de défendre l’intérêt national, sans ostentation et sans fanfaronnade, je fais un appel sincère mais déterminé à tous ceux qui partagent, avec nous, non un nationalisme frileux, mais un patriotisme calme et lucide, pour qu’ils s’engagent dans une prise de position collective pour défendre l’honneur national qui risque d’être abimé par la mise en activité de la MINUJUSTH.
Mirlande MANIGAT Secrétaire Générale du RDNP